Une femme aux cheveux blancs, portant un collier, sourit légèrement.

  Isabelle Lagny

  Oeuvres de S. Al Hamdani

Cet engagement indéfectible pour les valeurs humanistes

 Par Isabelle Lagny 2006

Les les œuvres présentés ici sont ceux d’un écrivain irakien, un poète de l’exil, un poète pacifiste. Ecrits avant et pendant l’invasion américaine de l’Irak de 2003, ils sont un chant pour le peuple irakien en détresse, un espoir pour tous les hommes victimes dans les guerre aussi bien les civils que les soldats. Après 30 ans d’exil forcé par la dictature sanglante de Saddam Hussein, S. Al H., condamne pourtant l’intervention anglo-américaine en Irak qui se prépare, pourvoyeuse de victimes innocentes. Il fait une analyse politique de la situation dès la fin 2002 soulignant les appétits américains mais dénonce aussi les compromissions de certains en France avec le régime dictatorial de Bagdad et les vraies raisons des réserves du gouvernement français. Le 29 mars 2003, lors d’une manifestation pacifiste contre la guerre, il est agressé avec sa compagne par Chakir al Saadi, président de l’association des irakiens de France, dont les sympathisants défilent effectivement avec de grands portraits souriants de Saddam Hussein. Il subit alors un lynchage violent par une vingtaine de jeunes arabes irakiens, palestiniens et maghrébins mobiles dans cette manifestation, et n’en ressort vivant que grâce à l’intervention de manifestants maghrébins pacifistes venus manifester qui le protègent ainsi que sa compagne et repoussent les assaillants. Lui, le défenseur des droits de l’homme, en exil en France depuis 1975, tombe sous les coups de poing et les coups de pieds de pro-Saddam sur un trottoir à Paris en 2003 ! Dès le lendemain, deux associations officiellement anti-impérialistes mais essentiellement pro-Saddam (Association des Irakiens de France et l’association Pas en notre nom), sont exclues des manifestations pacifistes à venir par le comité d’organisation des manifestation anti-guerre. S. Al H. légèrement blessé, dépose avec sa compagne une plainte contre ses assaillants. Quelques jours plus tard, Saddam Hussein est capturé. La police et le quai d’Orsay, se désintéressent alors de l’affaire qui sera classée sans suite.

Certains partis politiques de gauche, des intellectuels, des journalistes et des artistes manifesteront alors leur solidarité et leur soutien.

Cet engagement indéfectible pour les valeurs humanistes, S. Al H., le porte depuis le début, depuis son enfance.

Salah Al Hamdani est né à Bagdad. La date de sa naissance est incertaine. 1951 disent les registres de l’état. Sa mère, toujours en vie, penche maintenant pour 1953... Ses grands-parents sont des paysans du Sud de l’Irak. Son père émigra à Bagdad et devint un ouvrier orfèvre souvent au chômage. Il mourut de maladie dans les années quatre-vingt-dix. Sa mère analphabète mais très active a été l’élément déterminant des progrès de la famille. Il grandit au sein d’une famille pauvre de neuf enfants qui firent tout de même des études, Salah étant le seul à ne pas pouvoir profiter de l’école.

Il a ainsi traversé l’enfance difficile de la plupart des gamins nés dans les quartiers pauvres de Bagdad. Pour ramener chaque jour dix centimes à la maison, il a du travailler dès l’âge de sept ans chez un coiffeur. A huit ans, il devint aide chez un fabricant de matelas, puis chez un garagiste. Vers l’âge de dix ans il se trouva apprenti à fabriquer des moules dans une fonderie d’art. Il portait alors le dejdaché (djellaba) et les sandales, signes de sa misère, et commença à fréquenter les cours du soir destinés avant tout aux adultes marginaux. Puis il travailla chez un menuisier ébéniste qui fabriquait des portes et devint vers l’âge de quatorze ans, serveur dans un café. Les études ponctuées par les raclés données tantôt par l’instituteur, tantôt par les autres élèves, étaient déjà finies. Entre-temps on l’avait vu porteur d’eau et vendeur ambulant de yaourts et de bonbons dans les rues de Bagdad. Enfant espiègle et bagarreur, jamais indifférent à la peine de l’autre, il réglait déjà dans la rue les conflits qui animaient les bandes d’enfants miséreux. Débrouillard au sein de la famille, il attirait peu la compassion des autres, sauf celle de sa mère à qui il offrait de petits cadeaux en cachette et qui barrait la route à un père répressif. Il tira sa révérence de toute cette adolescence agitée en se faisant engager pour un soir comme figurant par le théâtre national de Bagdad.

Sans bagage scolaire et de famille pauvre, il lui fallait désormais choisir un métier. A 17 ans, l’armée fut son réceptacle naturel.

Sélectionné sur des centaines de recrues, il intégra les commandos parachutistes sur ses aptitudes physiques et son endurance morale et devint maître d’arme blanche. Son goût pour l’imaginaire et la théâtralité le précipitèrent à un court séjour en prison puis il devint garde du corps et ami du commandant de son camp. Pendant son séjour de 4 ans dans l’armée, à Kirkouk dans le nord de l’Irak, il libéra en cachette de nombreux prisonniers kurdes que l’armée irakienne persécutait et ne fut jamais découvert pour cela. Toujours animé d’une profonde intuition de justice et de fraternité, il se rebella contre l’arrogance et l’idéologie du parti nationaliste Baas qui dominait alors dans l’armée où se développait sa propagande à l’exclusion de tout autre. Il rejoignit alors un groupuscule opposant, rendu clandestin par la dictature bassiste déjà en place, animé par les idées marxistes. C’est à l’occasion de la diffusion de tracts de complots contre le pouvoir en place qu’il fut arrêté pour de bon et passa 8 mois en prison. A cette époque Ahmed Hassel Backer était le président de l’Irak et Saddam Hussein, un jeune assassin mis en place par la CIA, en était le vice-président. Il se peut que l’alliance passée temporairement entre le parti communiste irakien et le régime bassiste en place à l’occasion de réformes favorables aux pauvres, lui ait évité la peine de mort.

Le début de sa détention fut marqué par de longs jours de tortures et un simulacre d’exécution. Rien dans ses écrits ultérieurs ne ramène à ce traumatisme, comme si la douleur de la réminiscence et la pudeur de l’avoir partagé avec tant d’autres irakiens restés anonymes, l’empêchait d’en parler. Restent des traces sur le corps et les mots qui perlent de temps à autre malgré eux, à destination de ses proches.

Mais après un procès expéditif, le reste de sa détention constitua une seconde naissance. Il se trouva à côtoyer des généraux prisonniers politiques de toutes tendances, opposant au parti Baas. On lui appris la politique, le jeu d’échec et surtout à lire et à écrire. Un certain Yacoub, camarade d’armée emprisonné également et qui écrivaient des poèmes, était son guide. Avec lui, il découvrit les livres et lu sur les murs de la prison les noms et les phrases de prisonniers anonymes qui avaient occupé sa cellule. Ainsi naquit son premier poème que Yacoub déchira en disant : Tu es fou, il ne faut pas écrire ce genre de choses ! Tu veux risquer ta vie ?

Salah compris à travers cet incident avec Yacoub la puissance de ses mots et lui vint l’idée que la poésie pourrait le sauver.

Finalement radié de l’armée, il fut libéré de prison, il se trouva à Bagdad dans le plus grand désœuvrement. Pas de travail pour ce paria marqué à vie sur son livret militaire. La famille constamment menacée lui avait demandé de prendre ses distances. Il s’installa dans le quartier Haider Khana du vieux Bagdad, dans un immeuble occupé par des pauvres et des prostituées. D’humeur bohème, il traînait d’un quartier à l’autre, d’un café à l’autre, de ruelles en ruelles à la recherche d’un travail même précaire. Il se laissait pousser les cheveux comme les jeunes occidentaux à la même époque. Il se déplaçait désormais avec un chat noir auquel il s’était attaché et qu’il avait surnommé Nixon. Régulièrement impliqué dans des rixes avec des miliciens du parti Baas qui le provoquaient, il vivait sur le qui-vive, toujours prêt à se défendre.

Il finit par découvrir la littérature sur les bancs du café Oum Khoulsoum de Bagdad, envahi de fumée et fréquenté par des poètes et de jeunes artistes irakiens de toutes sortes qui lui firent connaître Rimbaud, Baudelaire, Al Marout, Al Sayab, Kafka, Platon, Marx, Sartre et surtout Camus…

Il partagea sa chambre un certain temps avec un poète qui est peut-être mort aujourd’hui. Il écrivait alors des poèmes qu’il osait présenter lors des concours traditionnels aux poètes officiels. Ceux-ci les rejetaient systématiquement. Pourtant dans son entourage, on s’enthousiasmait.

Pour gagner sa vie, il écrivit alors des lettres d’amour pour des jeunes de familles aisées. Sa joie de vivre et les traditions familiales lui avaient donné un goût particulier et une aisance pour la danse traditionnelle irakienne. Il devait être engagé par la troupe nationale, mais son passé de prisonnier politique l’en empêcha. Tout ce qu’il fit n’était pas suffisant pour vivre et il ne cessait d’être harcelé par la milice fasciste du parti Baas de Saddam Hussein et les brutalités policières quotidiennes. Alors qu’il réussit à échapper à une tentative d’assassinat, on lui conseilla de s’enfuir à l’étranger. Mais sans argent il lui était difficile d’obtenir un passeport en raison de sa condamnation politique et sa radiation de l’armée.

Il finit par quitter l’Irak avec l’aide de quelques jeunes de familles aisées, avec l’aide aussi d’intellectuels et de poètes méconnus qui abondaient dans les cafés de Bagdad.

C’est ainsi qu’un jour il laissa sa famille, ses amis, son chat et tous ses poèmes à l’autre bout des rails.

Salah choisit la France parce qu’il était tout simplement fasciné par l’écrivain Albert Camus et son roman l’Etranger, dit-il plus tard ! Après un voyage clandestin en train le faisant traverser la Syrie puis la Turquie, il arriva à Paris en janvier 1975 à la gare de l’Est. Perdu dans Paris, sans connaître un seul mot de français, il erra deux jours avec son ballot avant de trouver son contact, un communiste tunisien qui logeait rue Gay Lussac. Cet épisode insolite a donné lieu à une nouvelle, «Le 44 ».

Aussitôt arrivé, aussitôt séquestré ! Il subit un examen qui dura trois longs jours avant d’être reconnu comme ami et libéré par ses geôliers tunisiens. Les mêmes l’introduisirent par la suite à la faculté de Vincennes où il put s’inscrire sans diplôme dans la section Théâtre !

Il retourna néanmoins aux petits boulots pour gagner sa vie tandis qu’il suivait les cours du soir de théâtre à l’université. Pendant plusieurs années il pratiqua les ateliers les plus divers expression corporelle, gestuelle, jeu d’acteur, voix. C’est en 1979 qu’il se fit remarquer par l’assistante d’un metteur en scène argentin Victor Garcia, pour le rôle d’Enkidou dans Gilgamesh et fut propulsé au théâtre de Chaillot.

D’autres rôles suivirent ensuite au théâtre, au cinéma et à la télévision. Son engagement politique a imprégné aussi sa carrière d’artiste avec sa participation à une tournée européenne avec la troupe palestinienne de Jérusalem El Hakawati dans le rôle principal de la pièce Kofor Shama.

Ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de dénoncer les actions kamikases palestiniennes longtemps soutenues financièrement par Saddam Hussein.

Son militantisme en faveur d’un Irak sans embargo, sans dictature et démocratique, ainsi que ses activités politique et syndicale pour la France, l’occupèrent toujours plus et le conduisirent à une longue pause dans sa carrière d’acteur et de metteur en scène depuis la fin des années quatre-vingt. Il continua néanmoins à écrire de la poésie, puis des nouvelles.

En tant que poète écrivain,  il publia à compte d’auteur son premier recueil de poèmes traduit en français, Gorges Bédouines, aux Editions du Cherche midi en 1979. Il fut cofondateur de plusieurs associations socio-culturelles et de deux revues de poésie : Craies (1980) et Havres en (1982), cofondateur de l’édition de poésie l’Escalier Blanc.

Il est actuellement auteur de plus de vingt ouvrages de poésie et d’un livre de nouvelles (Le cimetière des oiseaux) publiées en français et en arabe. Après la rencontre de Salah avec sa troisième compagne, l’amour devient un nouveau thème dans sa poésie et le français, un  mode d’expression plus fréquent dans la poésie comme dans la prose (« Ce qu’il reste de lumière », « Au large de douleur », « La traversée »). Les conflits existentiels exprimés jusqu’alors dans une parole révoltée, ramifiée, animée de soubresauts (« L’arrogance des jours »), se déploient maintenant dans une langue plus concise, plus sereine toujours servie par la métaphore et tournée vers l’universel. (« Bagdad, mon amour »,  Poèmes de Bagdad »).

Dans les années quatre-vingt, il a été actif comme animateur de la Ligue des artistes, écrivains et journalistes démocrates irakiens en exil en France. Il a pris également plusieurs responsabilités dans une association de démocrates en exil en France « Le forum irakien » jusqu’en 2004.

Souhaitant toujours à terme le retrait de l’armée d’occupation en Irak, il dénonce néanmoins vigoureusement aujourd’hui le terrorisme en Irak alimenté par le parti Baas, les islamistes étrangers et les pays voisins de l’Irak. Il insiste aussi sur la responsabilité de l’Europe dans le désastre actuel à cause de sa complaisance pour le régime de Saddam et sa réserve hypocrite et intéressée dans le non engagement aux côtés de l’intervention américaine en Irak. Fidèle à son engagement anti-impérialiste contre l’état américain et son soutien de longue date au peuple palestinien, il dénonce cependant l’instrumentalisation actuelle des partis de gauche en Europe et dans le monde dans un élan d’anti-américanisme irraisonné au plus grand profit des bassistes irakiens et syriens et plus généralement des nationalistes arabes et des islamistes, qu’ils soient ou non palestiniens, qui font le lit de la violence et de la régression. 

Par Isabelle Lagny/ Janvier 2006

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Introduction d’Isabelle Lagny pour le livre

"La sève et les mots"

de Salah Al Hamdani

Editions Voix d’Encre, 2018

​       La sève et les mots n’est pas une mince entreprise. Comme Salah Al Hamdani nous l’explique, elle se veut l’essence de 40 années d’écriture, rien de moins. Le poète a souhaité livrer ainsi une première étape dans la recherche « de son point lumineux ». Il s’agit dans ce premier volet, d’une relecture de l’ensemble de ses recueils de poèmes écrits directement en français (donc depuis les années quatre-vingt dix), dans cette langue qu’il s’est mise à chérir alors qu’il devenait homme dans son exil (Si Bagdad m’a fait naître, la France m’a fait homme,[1]). Il inaugure ces écrits en langue française avec Le doute (1992), dont il ne revendique qu’un seul poème, Fièvre, et continue avec Ce qu’il reste de lumière (1999), Au large de douleur (2000), pour s’affirmer avec Bagdad, mon amour (2003) qui paraîtra successivement aux Editions de l’Aube, aux Editions Ecrits des forges (2008) et enfin aux Editions Le Temps des Cerises (2014). S’il a longtemps lutté avec la langue française, il semble que celle-ci se soit emparée de lui en définitive, qu’elle ait domestiqué l’homme de la Terre, Enkidou, le personnage mythique de l’Epopée de Gilgamesh qu’il avait justement incarné au Théâtre de Chaillot, pour le conduire de la rébellion[2] à la sagesse[3]. Ainsi son verbe, arborescent en arabe, illuminé d’arabesques sur une profusion d’images fulgurantes, se condensa dans son écriture poétique  en français, en laissant place durablement à la sécrétion d’une réflexion encore plus universelle. Et de son lyrisme qui oscillait depuis le début entre l’épique et l’intime, en référence à l’exil, la nostalgie de la terre patrie, l’amour du peuple et le manque de la mère, survinrent de nouvelles lumières nées de l’amour pour une femme qu’il s’agissait de rejoindre.

      Les petits fragments de poèmes présentés ici dans une suite organique et non chronologique, sont choisis et parfois réécrits par le poète (qui ne s’arrête jamais de remettre l’ouvrage sur le métier). Ils constituent autant d’images fraternelles qu’il aime à distribuer aux passants, les lecteurs, espérant que la petite lumière en lui, pénétrera l’âme de l’autre, le poussera à sortir de sa torpeur ou de son indécision. Salah Al Hamdani n’aime pas tant écrire, que convaincre, transformer le monde même en tâtonnant, et parfois tel un vent généreux, emporter l’adhésion des hommes et leur volonté. De ce grand élan lyrique, il attend du lecteur, de l’auditeur, une prise de conscience, une conviction que la fraternité est le ciment des hommes.

​Isabelle Lagny, 2018

[1] Rebâtir les jours (2013)

[2] Ecrits de rébellion traduits de l’arabe et publiés en France, de Gorges bédouines (1979) à L’arrogance des jours (1997).

[3] Tous ses écrits en français à partir de Ce qu’il reste de lumière (1999) et jusqu’aux recueils inédits de 2016 (Une blessure pour grandir ; Le goût des cendres).

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Préface par Isabelle Lagny pour le livre

“Je te rêve”

de Salah Al Hamdani

Un cri monte

Naissance d’un désir

Salah Al Hamdani, poète solaire et volcanique[1], a livré autrefois ses visions de la guerre et de la dictature dans son pays natal l’Irak qu’il n’a cessé de chérir. Victime de la torture en prison politique et de tentatives d’assassinat jusqu’en 1974, il s’enfuit en France contrée qu’il considère comme le pays d’Albert Camus, et où il continuera sans relâche à militer contre le régime bassiste de Saddam Hussein. De cette guerre de 1991 qu’il suit douloureusement avec ses camarades irakiens depuis son exil en France, émerge le long poème lyrique J’ai vu[2], un jaillissement d’images et de métaphores poétiques, aptes à dénoncer les exactions et calamités que subit son peuple. Ce poème-pièce à conviction, selon un lecteur contemporain resté au pays, reste à part dans son œuvre par sa noirceur étincelante et ses fulgurances. Ce livre interdit en Irak, a surgi au pays de l’exil, la France, comme une météorite qui a touché terre dans le chaos des jours. Mais le fascisme latent du parti Baath et ses obscurs soutiens en France, l’ont rattrapé en 2003 sur les trottoirs de Paris où il faillit périr lynché par une vingtaine de « frères » arabes pro-Saddam Hussein[3].

Il fut sauvé in extremis auprès de sa compagne par des manifestants, des journalistes maghrébins courageux qui s’infiltrèrent dans la grappe d’agresseurs et firent pour lui et sa compagne, un rempart de leur corps.

C’est un nouveau poème incantatoire, Je te rêve, qu’il écrit vingt ans après J’ai vu, après une deuxième guerre (celle de 2003), après quarante ans d’un très long exil qui n’aura pas de fin. C’est la naissance de sa petite fille Lou qui devient la cause revendiquée de son définitif enracinement dans sa terre d’accueil.

Il décide alors de déposer le fardeau de ses jours blessés dans la main frêle de l’enfant – « feuille qui tremble sur le trottoir »- et déclame avec ce leitmotiv « Je te rêve », une réminiscence de la guerre, de l’exil, des paysages aimés, de la désolation et d’une pensée permanente pour l’enfant porteur d’espoir et pour la mère, cette « tourterelle gelée dans la peine ».

Et comme des balises disséminées çà et là dans le poème, pour garder le cap dans la tourmente des souvenirs, Salah Al Hamdani s’adresse à l’enfant qui vient de naître et comprendra seulement plus tard le sens des mots :

 ... «Je te rêve à présent à travers l’écriture/ près de toi et à distance/ de la vie que tu me lances à la figure» ... 

... «Je te rêve pour que tu arraches ma voix brisée par le sortilège...

... révolte qui a trouvé refuge en moi »...

... «Je te rêve de ce regard si triste que tu poseras un jour sur moi »...

Puis:

... «Tu pourras traverser le feu/ sous la métamorphose des plaines/et des bouches qui s’effacent »...

«Dessine donc ma petite l’ombre de l’homme/désirée dans une contrée héritière de mensonges/et une aurore encastrée dans la guerre »...

C’est un poème d’espoir, de désir, une pierre jetée de loin sur le Tigre à Bagdad, et qui resurgit indéfiniment à la surface des jours.

​Isabelle Lagny / 23 janvier 2015

[1] Jean-Pierre Thibaudat, Salah al-Hamdani, enragé volontaire, Libération, 12 avril 2003.

[2] Salah Al Hamdani, J’ai vu, l’Harmattan, 2001 (épuisé).

[3] Karl Laske, Un irakien passé à tabac, Libération, 31 mars 2003.

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Introduction par Isabelle Lagny pour le livre

“J'ai vu”

Editions l’Harmattan, Paris, 2001

  J’ai vu a paru pour la première fois en arabe en version intégrale[1] en 1997 aux éditions Maouâkf à Alep (Syrie). La forme du recueil, fait d’un seul long poème martelant les visions-souvenirs de l’auteur, se caractérise en arabe par la répétition de « J’ai vu » à chaque nouvelle image. Cette accumulation sans répit d’images-pièces à conviction (selon un critique arabe[2]), qui constitue le combat de l’exilé désarmé qui dénonce la tyrannie et la guerre en Irak par le verbe, laisse une impression forte sur le lecteur. Nul doute que le texte frappe celui qui a été témoin lui aussi et trouve à son souvenir une nouvelle puissance à travers la relecture poétique de la réalité.

  L’adaptation d’un tel texte en français n’était pas simple compte tenu de l’intolérance de la répétition dans la langue française et l’exigence d’une organisation des idées en bute au foisonnement de la langue et au recours privilégié à l’arabesque littéraire dans le texte d’origine.

  Il a ainsi été nécessaire de supprimer nombre de « J’ai vu », réduisant leur fréquence à un par page, permettant de garder le rythme sans rompre l’harmonie de l’ensemble. Par ailleurs, après une première traduction par l’auteur, le texte dans sa totalité - à quelques exceptions près - a été complètement remixé comme si l’on battait un jeu de cartes. Il s’agissait de recomposer le fil conducteur si précieux au lecteur français, afin de sauver le sens de la démarche de l’auteur qui aurait pu sembler opaque autrement.

 C’est tout ce travail que nous avons accompli avec la participation active de l’auteur, dans l’unique but de préserver, dans la traduction française, le projet et la poésie. C’est sans aucun doute un autre J’ai vu que voici, mais un recueil que l’auteur ne renie pas.

Isabelle Lagny, 2001

 [1] Fragments de ce texte parus précédemment :

*en arabe

S. Al Hamdani, « Murailles de l’exil », in Al-Thakâfa Al-Jadida (La Nouvelle Culture) n° 220, avril 1990, n°240, décembre 1991, mensuel du parti communiste irakien, Damas/Syrie.

S. Al Hamdani, « Murailles de l’exil », in El massaar (L’Itinéraire) hebdomadaire culturel, février 1998, Rabat (Maroc)

*en français

S. Al Hamdani, « Murailles de l’exil », in Révolution n°596, Paris 2-8 août 1991, pp. 46-49.

S. Al Hamdani, « Murailles de l’exil », Mémoire de braise, recueil de poèmes, Editions l’Harmattan, Paris, 1993.

[2] Ahmed Machoul, J’ai vu de Salah Al Hamdani, La Dimension subjective et sociologique du texte, Al Warkaa, n° 14, décembre 1998 (en langue arabe)

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Quatrième de couverture par Isabelle Lagny pour le livre

 “L’arrogance des jours”

                                                                               Éditions L’Harmattan, Paris, 1997

Salah Al Hamdani est né en 1951 quelque part à Bagdad. Il commence à écrire en Irak. A l'âge de 23 ans, il se trouve contraint à l’exil. En France il continue à écrire et ses premiers poèmes sont traduits et publiés sous le titre Gorges Bédouines en 1979. En marge de son travail de comédien et de metteur en scène de théâtre, c’est notamment l’exil qui constituera le fil conducteur de son œuvre poétique, traduite et publiée en français (Mémoire d’Eau, 1983, Au-dessus de la Table un Ciel, 1988, Mémoire de Braise, 1993,...).Des textes sont également publiés en arabe dans des journaux qui sont interdits en Irak. Mais ce n’est qu’en 1996 qu’un véritable recueil voit le jour dans un pays arabe aux éditions Al Mada à Damas: Le Haut des Jours. C'est une traduction en français de ce recueil qui est publiée ici sous le titre L'arrogance des jours, où se trouvent réunis des poèmes de plusieurs époques. Ils ont tous pour thème la perte et une attente dont l’issue reste ouverte. La forme se veut simple dans la syntaxe, sobriété qui sied au caractère tragique de ces poèmes, et tout à la fois déborde d’images. On doit reconnaître à travers cette éclosion renouvelée des images, non un exercice poétique, mais une manière de penser et d’exister de l’auteur.

Isabelle Lagny, 1997

 ... Un jour je viendrai, comme une averse, je suis une nuée d'alouettes, qui se posent sur le toit de votre maison. Ne soyez pas avare, ouvrez la fenêtre. Car dans les hauteurs de l'aube, je vous conterai le drame de l'exil, puis je mangerai mes ailles. Pour ne plus voler…  Salah Al Hamdani, Bagdad, p. 47.

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Préface par Isabelle Lagny pour le livre

“Le retour à Bagdad”

Récit

Editions Les points sur les i, Paris, 2006

Le retour à Bagdad a été écrit au printemps 2004. Largement autobiographique, il s’agit d’un récit relatant le voyage de l’auteur et son séjour à Bagdad après 30 ans d’exil en France. Trente jours de retrouvailles pour rattraper trente ans d’absence et ces quinze dernières années sans aucun contact avec la famille restée en Irak et menacée de torture et d’assassinat par le régime de Saddam Hussein, dictateur désormais déchu.

          Salah Al Hamdani a vécu en Irak jusqu’à l’âge de 23 ans. Ouvrier dès l’âge de 7ans, il travaille durant toute son enfance chez différents artisans, se bagarre volontiers avec les enfants du quartier et s’engage dans l’armée irakienne à l’âge de 17 ans pour subvenir aux besoins d’une famille nombreuse et modeste. Il fréquente peu l’école, n’apprenant l’Arabe classique qu’en prison politique avec les prisonniers chiites, communistes ou nationalistes, tous des intellectuels opposants à la dictature baassiste. Il découvre la poésie sur les murs de sa prison et se met à écrire. Après une période de torture et une rétention de 8 mois pour complot avec un groupuscule de gauche contre le parti Baas, il est libéré et radié de l’armée.

         Errant sans travail à Bagdad, condamné au chômage suite à son séjour en prison, il doit rester à l’écart de sa famille qui redoute déjà des représailles. Il habite alors dans le quartier populaire Al Maidan du centre de Bagdad. Il traîne jusque tard dans la nuit, dans les cafés de la rue Al Rachid, endroits fréquentés par des jeunes de la bourgeoisie irakienne imprégnés des influences culturelles occidentales de l’époque. Il découvre ainsi Albert Camus dont il lit le roman L’étranger, lecture qui décidera de son avenir. En échange d’un peu d’argent, il rédige aussi des lettres d’amour pour aider ses jeunes amis moins doués à conquérir des cœurs. Après avoir essuyé de nombreuses agressions par les milices baassistes qui le persécutent, il échappe de justesse à une tentative d’assassinat et certains lui conseillent en 1974, de partir à l’étranger en exil. Il choisit la France qui, pour lui, est avant tout le pays de son modèle Albert Camus.

           Une autorisation de sortie du pays lui est paradoxalement accordée grâce au frère - bien placé au parti Baas !- du jeune homme qui a voulu le tuer et dont il s’est depuis, fait un ami. Salah Al Hamdani arrive donc clandestinement en France après un voyage en train à travers la Turquie, totalement démuni. Il doit trouver seul une adresse, sans connaître aucun mot de français, ne parlant et ne lisant que l’arabe. Il relate cet épisode étrange dans la nouvelle Le quarante quatre[1].

         Quatre ans plus tard, il est marié et monte sur les planches du Théâtre National de Chaillot pour interpréter le rôle d’Enkidou, personnage principal, dans une adaptation de l’Epopée de Gilgamesh de Victor Garcia, mise en scène qui fera date dans l’histoire du théâtre d’auteur. Cette ascension fulgurante et improbable ne l’empêche pas de continuer à militer contre Saddam Hussein avec d’autres démocrates exilés en France, et d’écrire de la poésie dans la douleur et la solitude de la perte des liens.

          Impétueux, rebelle, anti-Saddam Hussein et dévoué à la cause kurde, il perd à plusieurs reprises l’occasion de se faire une place confortable dans le milieu du théâtre et du cinéma. Il commence à écrire des nouvelles et des récits en 1996 alors qu’il se sépare de sa deuxième femme. Il a déjà laissé de côté sa carrière trop irrégulière de comédien et de metteur en scène. La nouvelle Une vie entre parenthèse paraît tout d’abord en arabe dans un journal de l’opposition irakienne à Londres et bouleverse plusieurs hommes de théâtre irakiens exilés. Cette nouvelle sera mise en scène en Hollande puis publiée avec d’autres récits en Syrie en 1997 aux éditions Al Mada, non sans quelques modifications de la censure… Le livre reste interdit en Irak à cette époque. Par la suite, certaines nouvelles seront traduites en français et publiés sous le titre Le cimetière des oiseaux par les éditions de l’Aube en 2003.

          Mais cette année-là, le 29 mars, Salah Al Hamdani est agressé avec sa nouvelle compagne dans une manifestation anti-guerre et lynché par un groupe de vingt arabes pro Saddam : des irakiens, des maghrébins et des palestiniens, exhortés par un responsable de l’Association des Irakiens de France qui avait lancé le premier coup de poing[2]. Le même jour, le journal l’Humanité Dimanche publie pourtant un long poème de Salah intitulé Bagdad mon amour, repris ensuite sur Internet par de nombreux sites pro palestiniens.

       Salah a toujours soutenu les droits du peuple palestinien. Tandis que Saddam Hussein payait les familles de kamikazes palestiniens, Salah militait pacifiquement en jouant Kofor Shama avec la troupe El Hakawati de Jérusalem. Cette attaque fasciste sur un trottoir de Paris l’a meurtri profondément, lui le défenseur des droits de l’homme, attaqué par ses propres frères. Enfin le 9 avril 2003, Saddam Hussein s’enfuit, ses statues tombent.

        Blessé dans le corps et dans l’âme par son agression, désemparé comme les autres exilés de la disparition trop soudaine de leur persécuteur, Salah Al Hamdani tergiverse sur son retour en Irak. Comment va-t-on l’accueillir ? Au premier appel téléphonique, la réponse de sa mère est froide. Elle refuse de continuer à lui parler.

         Un an plus tard, en mars 2004, la guerre n’est pas finie mais la mémoire s’est remise en marche. Quand viens-tu me voir ? demande la mère. N’en as-tu pas le courage ? Il faut répondre sans délai. Je viens le mois prochain, décide brutalement Salah.

Isabelle Lagny, 2006

[1] Salah Al Hamdani, Le cimetière des oiseaux, Editions de l’Aube, 2003.

[2] Karl Laske, Libération, le 31 mars 2003.